26 DE JULHO DE 1893 - LISBOA: TOURADAS EM PORTUGAL


Bibliothèque nationale de France

LETTRE DE LISBONNE

En serait-on à peu près arrivé à se convaincre, en Portugal, de l'avantage qu'il y a presque toujours à prendre par les cornes, comme on fait du taureau, certaines difficultés de la politique intérieure? D'abord elle est assez biscornue depuis trop longtemps, cette politique locale, et l'effort d'imagination n'est pas grand pour la confondre avec les novillos du cirque, qui deviennent souples comme un gant, quand ils ont passé par les mains de fer des rustres herculéens er des gars aux longs casques-à-mèche verts, embrigadés à cet effet. Il ne faut voir là, d'ailleurs, qu'une simple supposition, un commentaire fantaisiste, si l'on veut, produit personnel de mon travail d'esprit, à la vue de ce "tout le monde" qui a plus d'esprit que Voltaire.

Allons au fait. Le roi D. Carlos a chargé son architecte de construire à Vendas-Novas, sur un terrain dépendant des propriétés de la maison de Bragance, une plaza de toros exclusivement à son usage. À l'exemple de son aieul, Jean V le Magnifique - le Roi ne dédaigne pas de descendre lui-même dans l'arène pour y tenir l'emploi des Tinoco et des (José) Bento d'Araujo, ou plutôt des non mercenaires et très nobles caballeros en plaza, tels que les comtes de San Martinho et de Varzea.

Ces fêtes ont lieu naturellement devant une assemblée d'amateurs très égrenée et très select, les officiers y dominent. Non moins selects, non moins pur-sang sont les taureaux et les chevaux de combat. Plus que jamais enfin, c'est une occasion pour les belles dames de notre high life de travailler avec leurs doigts de fées à faire de petits chefs-d'oeuvre de ces "poupées" qu'on attache de temps immémorial au cou des victimes, par réminiscence sans doute des bandelettes antiques.

Quand je dis "victimes", c'est par pure métaphore; car personne n'ignore qu'une des qualités de ce peuple, c'est d'avoir horreur du sang versé, et que l'abolition de la peine de mort s'étend jusqu'aux animaux déstinés aux plaisirs de la multitude, qu'on immole ailleurs sans la moindre pitié et même avec joie.

Ont-ils songé à cela les républicains portugais qui viennent de fraterniser avec leurs coreligionnaires de Badajoz et leur ont donné je ne sais quels gages en vue de l'Union ibérique?

Pour en revenir au royal toréador, je ne suis pas de ceux qui pourraient qualifier de divertissements oiseux ces exercices virils, dans lesquels se complaît le jeune prince régnant. La philosophie si parfaite et si sympathique de l'empereur D. Pedro n'a pas suffi pour lester sa barque et assurer son trône. Nous sommes dans un temps où le gant de velours, chez un souverain, ne sert à rien s'il ne recouvre une main à poigne.

L'Etat portugais continue à souffrir du même malaise chronique. Soumis à des remèdes qui témoignent seulement en faveur de sa robuste constitution, le malade na paraît pas s'en porter beaucoup mieux. Le régime actuel, s'il pouvait durer, conduirait ce malheureux pays tout droi à la ruine, à l'anéantissement par anémie. Je suis trop sincèrement l'ami du Roi et de la Reine pour ma taire en présence du péril et ne pas regretter de les voir engagés dans une partie qui ne promet tien de bon. Vouloir aller jusqu'au bout, ce serait s'obstiner contre une mauvaise veine; il en coûte toujours cher.

On serait au-dessous de la vérité en proclamant que le trafic se meurt; il agonise, il est mort - c'est ce dont il n'est plus permis de douter et qui saute aux yeux. Aucune transaction, aucun échange. La Mala real a sombré, et n'était le mouvement qu'entretiennent par la vitesse acquise les entreprises de navigation étrangères, ce beau port de Lisbonne serait quasi désert.

La crise économique se complique au surplus d'une épine très douloureuse et dont l'extraction n'est pas aisée. Tous les hommes d'affaires sont au courant des événements à la suite desquels le gouvernment portugais s'est saisi du matériel de M. Hersent, entrepreneur des travaux du port. Il en résulte que le Cabinet de lisbonne a sur les bras, depuis un an et plus, une question diplomatique avec le quai d'Orsay. M. Bihourd, si tranquille auparavant dans l'existence capitonnée de son canonicat, perd le sommeil à déchiffrer les chinoiseries de ce casse-tête.

Le ministre des travaux publics a essayé de profiter de la belle saison pour reprendre les travaux au compte de l'Etat. Mais l'expérience n'a pas réussi au gré de ses désirs; on a été forcé de reconnaître, qu'en matière de construction d'ouvrages techniques si en dehors des conditions ordinaires, les spécialistes ne s'improvisent guère du soir au lendemain.

Bref, on a entamé de nouvelles négociations et fait un pas qui dénote suffisamment l'intention de renouer avec l'entrepreneur. Une commission parlementaire, chargée d'élaborer un projet de transaction, a soumis aux Cortès par l'organe de son rapporteur et finalement fait prévaloir les résolutions suivantes, dont je me contente de donner ici le résumé:

Le devis primitif s'élevait à soixante millions de francs; il est réduit à quinze.

Les travaux seront parachevés en cinq ans; et après leur réception, l'entrepreneur sera autorisé à encaisser aux lieu et place de l'Etat, pendant une égale période de cinq années, la plus grosse part des redevances ou des recettes généralement quelconques, auxquelles donnerait lieu au cours de ce laps de temps l'exploitation du port. Ledit privilège serait concédé à M. Hersent à titre d'indemnité.

L'arrangement dont il s'agit aurait peut-être des chances de succès, s'il n'y avait pas toujours la grosse affaire du change, source du conflit, et qui reste entière.

Les pourparlers continuent. Il est à désirer, dans l'intérêt commun, que l'accord se fasse.

H. de Claverie.

In LE FIGARO, Paris - 26 de Julho de 1893