JOSÉ BENTO DE ARAUJO
Un téméraire ! Un artiste ! Sa renommée est universelle et il n'est pas au-dessous de sa renommée. L'Espagne, le Portugal, la France ont tour à tour applaudi ce maître caballero en plaza.
Il y a quelques jours à Nîmes, hier à Marseille, il
émerveillait les amateurs les plus raffinés par l'habileté de son jeu,
l'élégance de sa forme, son courage dédaigneux du danger dans cet exercice
chevaleresque, legs des anciens tournois.
Sans autre défense contre l'attaque de l'animal que de
tourner en cercle autour de la bête furieuse, manoeuvre plus difficile encore
chez nous, à cause de la forme du cirque, nous l'avons tous admiré. Le hardi
cavalier, armé de sa longue javeline, maniant son cheval avec une incomparable
dextérité, suivait les mouvements les plus imprévus du taureau, et le piquant
de son rejón sans hésiter, sans faillir.
Mais c'est une biographie du héros que nous avons promise. La
voici:
José Bento de Araujo est Portugais : il est né à Lisbonne.
Il débuta, il y a dix huit ans, à Junqueira. Depuis, toutes
les grandes villes d'Espagne et de Portugal l'ont acclamé.
Les rois et les princes eux-mêmes l'ont honoré de leurs
suffrages et de leurs sympathies. C'est ainsi que (José) Bento (de Araújo) conserve
précieusement une selle de très grande valeur qui lui fut offerte à Lisbonne
par les membres du Turf-club et un superbe porte-cigare que le roi Alphonse
XIII lui donna à Madrid, des épingles offertes par le roi D. Carlos du Portugal
et son frère Alfonso Henrique, qui, lui aussi, est un grand aficionado et
combat le taureau avec beaucoup d'adresse.
En 1890, il prit part aux grandes fêtes de San Isidro,
données à Madrid avec le concours de Mazzantini, Espartero, et Guerrita. C'est
à la suite du succès obtenu dans ces journées que la direction de la plaza de
Paris l'engagea, à de très belles conditions, pour la saison de 1891-1892.
C'est un téméraire, nous l'avons dit. Comme le soldat, qui compte
de nombreuses campagnes et a mille fois affronté le danger, il porte de
glorieuses cicatrices.
À Lisbonne, il eut la jambe cassée dans une chute de cheval;
à Cartaxo, trois côtes enfoncées et un pied luxé; à Porto il eut la mâchoire
brisée d'un coup de corne. La reine le manda dans sa loge et détacha une bague
de sa main pour la lui remettre.
Terminons par une anecdote, que j'emprunte à un de mes
confrères :
"À Cartaxo, dans une course au bénéfice de l'Hospice
municipal, il fut renversé avec une telle violence par un taureau contre une
barrière, que celle-ci se brisa en mille éclats.
"Une énorme esquille se logea dans la cuisse et se
rompit net à l'orifice de la blessure. Les chairs se rapprochèrent et la recouvrirent.
"On emporta aussitôt (José) Bento de Araujo à l'hospice,
et les médecins mandés déclarèrent, après examen, que l'amputation était
nécessaire.
"(José) Bento (de Araújo) écouta leur arrêt, mais il
protesta avec énergie, déclarant qu'il aimait mieux la mort que la mutilation.
On insista, il fut inébranlable. Un des médecins, ami personnel de (José) Bento
(de Araújo), lui fir remarquer qu'il était indispensable, pour sonder la
blessure, de l'endormir. Il ne consentit à respirer le chloroforme qu'après
avoir fait jurer au médecin, sur la tête de ses enfants, qu'on n'abuserait pas
de son sommeil pour l'amputer.
"On l'endormit donc, à cette condition, et les médecins,
ayant débridé la blessure, découvrirent l'énorme éclat de bois qu'ils
rétirèrent. Quarante jours après, (José) Bento (de Araújo), remis, reparaissait
dans l'arène de Cartaxo."
Voilà l'homme.
Puissent, ce juste hommage rendu à sa maestria et à sa valeur
hors ligne et le témoignage de notre inaltérable sympathie le dédommager de
certains ennuis.
L.B.
In TOROS ET JOURNALISME – UN ANCÊTRE DE LA PRESSE TAURINE
BÉZIERS, 1893 – "LE TOREO ILLUSTRÉ", Marc Thorel, U.B.T.F. 1987, France.