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LETTRE DE LISBONNE
En toute circonstance, les fêtes équestres, telles que celle dont nous eûmes régal, dans l'après-midi du dimanche 24 avril, excitent parmi la population tout entière un enthousiasme pareil à celui qui enflamme pour leur Derby les flegmatiques fils d'Albion. La grandesse lisbonnaise, aussi bien que le dernier des aficionados, suit tous les détails du torneio (traduisez: tournoi) avec un intérêt passionné. Nul n'en sera surpris, si l'on veut bien se rappeler ce que j'ai eu plus d'une occasion de constater ici même, à savoir que les Portugais en général sont des cavaliers d'une solidité et d'une intrépidité sans égales. Tinoco et (José) Bento d'Araujo ont donné, rue Pergolèse, un échantillon de ce savoir-faire.
Un descendant de l'illustre famille de Marialva (c'est au marquis de ce nom, vainqueur dans la bataille décisive de Montes-Claros, que le Portugal doit son indépendance) avait porté à un degré extrêmement brillant l'art de dompter, de dresser et de monter les chevaux en haute école. Il avait même fondé un manège, non moins célèbre en son temps que celui du comte d'Aure.
Ce goût universel de la jeunesse pour l'hippiatrique a survécu aux joutes fastueuses des règnes de Jean II, de Jean III et de Jean IV; il se perpétue après la disparition des moeurs chevaleresques, par la coutume des caballeros en plaza, dans les courses de taureaux, qui seules sont demeurées populaires. Pourtant le fanatisme tauromachique a fait des martyrs jusque dans l'aristocratie. On connaît la fin tragique du jeune comte d'Arco, à Salvatierra. La dernière victime fut le marquis de Castel-Melhor, un des plus parfaits gentilshommes et des meilleurs écuyers contemporains du roi D. Luiz Ier; ce qui n'a pas empêché son gendre, le vicomte de Varzea, de prendre part bravement au carrousel de Belem, avec le harnachement familial et dans le costume Louis XIV, légué à lui-même ou à son beau-père par leurs ancêtres et maîtres en ces nobles passe-temps.
La princesse Amélie ne serait pas reine et ne serait pas femme si elle était insensible au charme de la reconstitution de ces assemblées créees par la chevalerie en l'honneur des dames, où se réunissaient tous les genres de prestiges et qui, même à notre époque positiviste, jettent encore dans de longues rêveries tant de fraîches imaginations de vingt ans. La jeune souveraine n'a eu qu'à faire un signe pour associer à son projet favori un groupe de belles patriciennes; mais c'est surtout par son initiative infatigable que tous les obstacles ont été levés et toutes choses mises à point avec une étonnante rapidité. Le succès du carrousel a donc été pour Sa Majesté, on peut le proclamer hautement, un triomphe personnel, ainsi que pour la présidente du comité d'organisation, Mme Carlos Eugenio d'Almeida, pairesse du royaume, dame, au surplus, d'une rare distinction et qu'il serait séant et galant de citer comme une professional beauty, si la supériorité de son esprit ne faisait, en quelque sorte, oublier le reste.
Le carrousel d'ordinaire comporte deux partis opposés, deux pelotons marchant sous des couleurs diverses, sous la direction d'un chef ou d'un "guide" (c'est ici le mot propre). Le premier de ces pelotons était conduit par le prince Alphonse, duc d'Oporto, poudré à la maréchale et magnifiquement costumé de velours vert, empanaché et équipé à l'avenant. La race des fidalgos et beaux cavaliers portugais n'a pas dégénéré en lui. On a fréquemment admiré et applaudi son aplomb et sa dextérité, soit dans le jeu des bagues, soit dans les autres exercices variés, dont quelques uns ont un cachet tout local et j'oserai presque dire assez bouffon. A mentionner, entre autres, l'homme d'armes mécanique qui tourne sur un pivot et cingle d'un coup de fouet son agresseur, dès que la lance touche l'écu dont il est armé.
Les couleurs du deuxième peloton étaient d'or. Il était guidé par le comte Antonio de San Martinho, qu'on répute sans rival pour l'élégance et la souplesse avec lesquelles il manie un cheval.
D. Alphonse avait en lui un adversaire très redoutable et M. de San Martinho en a donné la preuve en enlevant, dans une poursuite échevelée, certaine rose attachée en guise d'épaulette à l'habit du prince et qu'il s'agissait de préserver ou de laisser cueillir. En cela consistent le défi et l'intérêt de la lutte.
Ce jeu, exécuté pour le bouquet, est particulièrement curieux et plein d'actions et de mouvements imprévus. Les cavaliers se groupent par trois, dont un - c'est celui qui a la rose - se défend contre les deux autres. La victoire est au plus adroit et au plus agile. Les gentils petits trophées étant consacrés d'avance aux hautes et puissantes dames qui président la fête, chacun est jaloux d'en conquérir au moins un. Des trois roses restées aux mains des vainqueurs, la première a été offerte à la Reine, la deuxième à la princesse Hélène et la troisième à Mme d'Almeida.
H. de Claverie
In LE FIGARO, Paris - 11 de Maio de 1892